21octobre 2025
La vassalisation consentie de l’Union européenne : des origines à la guerre en Ukraine
Depuis l’origine de la Communauté Économique Européenne (CEE) / Union européenne (UE) la question de sa « souveraineté », de son « autonomie stratégique », est posée. Précisons d’emblée que tout démocrate doit refuser l’équivalence entre les notions de « souveraineté européenne » et d’« autonomie stratégique » Dès lors qu’il n’existe pas de peuple européen, au sens d’acteur politique, cette « souveraineté » ne peut renvoyer qu’à un État ou ici un supra-État. Or, en démocratie, le souverain est bien le peuple.
Cela dit, la question de l’indépendance de l’UE reste posée. En 2023 Emmanuel Macron, reprenant un de ses mantras favoris, déclarait à La Haye : « la pandémie et la guerre (en Ukraine) ont toutes deux joué un rôle de catalyseur vis-à-vis de la souveraineté européenne ». « Les Européens » auraient enfin pris conscience des multiples liens de dépendance les contraignant, et pris les mesures pour s’en défaire. Cette affirmation répétée en boucle ne résiste pas à la réalité d’une Union Européenne en l’état vouée à négocier sa vassalisation vis-à-vis des Etats-Unis.
Quoi qu’en dise Donald Trump, la construction européenne n’a jamais eu pour fonction d’« entuber les Etats-Unis », ou plutôt de réunir les conditions d’une indépendance à leur égard. Elle s’est d’emblée insérée dans une relation transatlantique inégale. Les Etats-Unis ont fait de la construction européenne une condition de « l’aide » du Plan Marshall. Ils voyaient dans la constitution d’un marché appelé à s’élargir un débouché pour des biens industriels dont ils étaient alors les premiers producteurs. Sur le plan militaire, dans le contexte de la Guerre froide, ils ont encouragé la première ébauche d’une « Europe de la défense » (la Communauté Européenne de Défense, CED) subordonnée à l’OTAN. Si le projet en l’état a été enterrée en 1954 suite au refus du parlement français, le lien consubstantiel entre CEE / UE et OTAN n’a jamais été remis en cause1.
Les approfondissements successifs de l’intégration européenne ont été validés par les Etats-Unis à deux conditions : l’ouverture croissante du marché européen aux biens, services et capitaux étasuniens ; des défenses européennes arrimées au cadre atlantiste et des diplomaties pour l’essentiel alignées.
Deux choix structurants opérés au sortir de la guerre froide illustrent cette continuité historique. L’élargissement de l’OTAN, avec l’entrée en son sein des pays de l’Est avant même leur entrée dans l’UE, renforça encore une hégémonie atlantiste défendue par une Allemagne, et isola d’avantage les pays appelant à plus d’indépendance comme la France, par la suite réalignée avec le retour dans le commandement intégré en 2009. La mise en place de l’euro a elle été conditionnée à la libre circulation des capitaux étasuniens en Europe. Les conséquences désastreuses d’un tel choix sont apparues au grand jour dès la crise dite des « subprimes » en 2008. Elles ont été décuplées par la capacité des Etats-Unis à utiliser le dollar comme arme monnétaire, là où l’euro a été conçu selon les canons de l’ordolibéralisme considérant que la monnaie n’a pas d’influence sur l’économie réelle.
Les exemples fourmillent de ces renoncements ayant mené à une Union Européenne incapable de réaction cohérente face aux bouleversements mondiaux observables depuis plus d’une dizaine d’années, dont la guerre en Ukraine est une des manifestations.
On ne peut pas comprendre la situation actuelle de l’UE sans prendre en compte le fait que la mondialisation néolibérale, soi-disant « heureuse » et marquée notamment par la promotion du libre-échange généralisé, et qui a connu son apogée dans les années 1990-2000, est morte. Seule l’UE y croit encore. La mondialisation est désormais mue par une forme de capitalisme marqué par trois caractéristiques, déjà observées, toutes choses égales par ailleurs, dans la période allant de 1880 à 1914 2: l’imbrication croissante entre la guerre et le commerce ; le délitement des règles classiques de la compétition économique néolibérale et le retour d’un protectionnisme unilatéral ; enfin, le retour de logiques ouvertement impériales.
Les fondements de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, loin de se résumer à une autocratisme un impérialisme qui serait ataviques, s’inscrit aussi dans les contradictions internes au capitalisme kleptocratique russe3, accentuées par le retour d’un capitalisme de pure prédation, tributaire, à l’échelle mondiale. On assiste de toutes parts à un franchissement de seuil. Il en est ainsi quand le président de la première puissance militaire mondiale menace d’annexion le Groenland, ou conditionne l’aide à l’Ukraine à l’accès à ses ressources considérées comme stratégiques.
Face à cette nouvelle donne, l’UE est restée incapable de penser en dehors du cadre atlantiste, et enlisée dans des options néolibérales et libre-échangistes dépassées, mais gravées dans le marbre de ses Traités. Le constat précède le second mandat de Donal Trump. Dès la pandémie de Covid 19, qui a par exemple vu l’UE quémander de simples masques à la Chine, la dépendance aux chaînes d’approvisionnement extérieures, en raison d’une désindustrialisation massive, conséquence des politiques néolibérale, est apparue au grand jour. Quant à l’inexistence de l’UE face aux Etats-Unis et à la Chine dans le secteur numérique, au cœur de ce nouveau capitalisme tributaire et de surveillance, elle n’est plus à démontrer.
En Ukraine, l’UE s’est alignée sur les positions militaires maximalistes des Etats-Unis de Joe Biden, consumant des dizaines de milliards dans une guerre par procuration gavant au passage l’industrie de l’armement étasunienne. L’UE a multiplié les sanctions, pensées d’abord aux Etats-Unis, qui n’ont pas mis la Russie à genoux mais ont plombée l’industrie européenne via notamment la hausse du coût de l’énergie encore aggravée par les règles absurdes du marché européen de l’électricité. Sans arrêter pour autant d’importer du pétrole russe, via des canaux de contournement, elle a renforcé sa dépendance aux Etats-Unis en recourant massivement au gaz de schiste américain. Le tout en étant marginalisée dans les tentatives de médiations russo-ukrainiennes. Dans le même temps, les Etats-Unis ont amplifié, dès Joe Biden et l’Inflation Reduction Act, une politique protectionniste visant à rapatrier un maximum de capitaux étasuniens et à attirer davantage de capitaux étrangers en favorisant les multinationales opérant des investissements productifs sur leur territoire.
Les adeptes de la méthode Coué ont vu dans la reprise partielle du « rapport Draghi sur l’avenir de la compétitivité de l’UE » une étape décisive dans la route vers l’« autonomie stratégique ». Mais ce rapport, aux constats souvent fondés, reste prisonniers des dogmes limitant le rôle de la puissance publique dans la relance industrielle, refusant de conditionner strictement les aides publiques à l’investissement productif dans les secteurs stratégiques. Il ne remet par ailleurs pas en cause les fondements atlantistes d’une politique sécuritaire pensée comme séparément de la compétition capitaliste. Là où le complexe militaro-industriel, articulé au secteur numérique, est, face à la concurrence d’une industrie chinoise prééminente, le dernier secteur du capitalisme étasunien susceptible d’entraîner le reste de l’industrie.
L’été 2025 vient de voir la dernière capitulation en date de l’UE face à un président Trump obsédé par la guerre commerciale avec la Chine. Au cœur de l’été, la présidente de la Commission Européenne Ursula von der Leyen a scellé avec lui un « accord commercial ». Pour voir Trump abaisser les droits de douane prévus de 30 à 15%, l’UE consent notamment : à abaisser ses normes de sécurité et de santé ; à démanteler les maigres outils de réglementation écologique dont elle s’était dotée, le tout au profit des production américaines ; à acheter aux Etats-Unis pour 750 milliards de produits énergétiques sur trois ans, et 40 milliards de semi-conducteurs – secteurs stratégiques dans lequel l’UE devrait au contraire chercher à assurer son indépendance ; à réaliser 600 milliards d’investissements aux États-Unis, alors que le déficit d’investissements productifs cumulé depuis des décennies plombe l’industrie européenne.
Auparavant, les pays européens membres de l’OTAN (23 sur les 27 membres de l’UE) avait déjà capitulé devant l’exigence de Trump de porter à 5% de leur PIB leurs dépenses militaires. Le programme Rearm Europe, présenté en mars 2025 et prévoyant 800 milliards d’euros sur 4 ans, confond non seulement stratégie de défense face aux menaces réelles et accumulation absurde de matériels militaires au sein d’une OTAN dont les membres représentent à eux seuls plus de 55% des dépenses militaires mondiales, mais ira en toute hypothèse d’abord gaver l’industrie de l’armement étasunienne4.
Sortir de cette dépendance historique ne se fera pas sans rupture avec des Traités gravant le néolibéralisme dans le marbre. Ni sans libérer les pouvoirs nationaux et européen d’oligarchies qui, pour préserver leurs accumulations privées, sacrifient l’intérêt général. Que l’on pense à Bernard Arnault venu à la rescousse du deal entre Von Der Layen et Trump, critiqué pour la forme par un gouvernement français aux abois. Cette prise de position rappelle que derrière la vassalisation d’une UE encouragée par les membres des classes possédantes ayant un intérêt particulier à l’intégration transatlantique, c’est aussi une guerre sociale qui se prolonge. A coup de coupes budgétaires au nom de la supposée « compétitivité », et d’un chantage à la dette impulsé par les marchés financiers et leurs fondés de pouvoir gouvernementaux subventionnant à perte un capitalisme européen dépassé, tout en sacrifiant les services et les investissements publics essentiels à la bonne marche des sociétés.
Sortir de cette impasse suppose de refuser et un libre-échange aussi dépassé que destructeur socialement et écologiquement, et la course au protectionnisme impérialiste qui accélère la course à la guerre tout court. Face à ces deux facettes de la médaille capitaliste, l’heure est au protectionnisme solidaire, au cœur du programme l’Avenir en commun5. Il s’agit d’appliquer en urgence, donc si nécessaire sans attendre l’autorisation de l’UE, la mise en œuvre d’une planification de la production en fonction des besoins humains, le partage des richesses et le respect des partenaires commerciaux.
Le pendant diplomatique de cette sortie de l’alignement implique d’adopter comme boussole le droit international, le refus des logiques de bloc sur fond de dérive identitaire et de soi-disant « choc des civilisations », au profit d’une diplomatie altermondialiste au service de la paix. En Ukraine comme au Proche Orient où, en restant silencieuse face au génocide à Gaza, l’UE a achevé de perdre tout crédit moral au-delà du monde occidental.
Notes :
1 Pour un aperçu des conditions de création de la CEE, ancêtre de l’Union Européenne, et de cette continuité historique, voir notamment : Institut La Boétie, 2024, Note de lecture de la thèse de Marlène Rosano-Grange, Revisiter l’histoire de la construction européenne : le poids des structures et des conjonctures internationales, Paris, Sciences Po, 2022, https://institutlaboetie.fr/histoire-mondiale-de-la-construction-europeenne/ ; Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, Universitaires de France, 2012 ; François Denord et Antoine Schwartz, L’ Europe sociale n’aura pas lieu, Raison d’Agir, 2009
2Arnaud Orain, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIᵉ – XXIᵉ siècle), Flammarion, 2025
3 Romaric Godin « Les fondements économiques de la guerre russe en Ukraine », Mediapart, avril 2022
4 Le néerlandais Mark Rutte, nouveau Secrétaire Général de l’OTAN, a été le visage de cette servilité collective en écrivant à Donald Trump : « Ce n’a pas été facile, mais on y est arrivé : ils signent tous pour les 5% ! (…) Vous allez réaliser quelque chose qu’aucun président américain n’a jamais accompli. L’Europe va payer un ÉNORME prix et ce sera votre victoire ».
5 Face à Trump 10 mesures urgentes de protectionnisme solidaire que doit prendre la France, La France Insoumise, avril 2025. https://lafranceinsoumise.fr/2025/04/16/face-a-trump-10-mesures-urgentes-de-protectionnisme-solidaire-que-doit-prendre-la-france/